Post-mortem de Ratchet & Clank PS4 : Ce qui s'est mal déroulé

Traduction par RatchetBlaster du post-mortem publié sur Gamasutra en 2016

Ce qui s'est mal déroulé

La collaboration à distance, bis

Ce qui était au premier abord la plus grande victoire d'Insomniac durant ce cycle de production, a fini par devenir également sa plus grande source de difficulté.

Pourquoi ? Parce que la culture.

Tout d'abord, que l'on soit en Californie ou en Caroline du Nord, le cycle jour/nuit n'est pas aligné sur le même cadran horaire. Or, lorsque l'on travaille avec des centaines de développeurs, la communication est vitale.

Nous communiquons avec tous les outils possibles : téléphone, mail, messenger, etc.. mais nous visons avant tout le contact physique, c'est ce qui nous permet d'être le plus efficaces dans notre travail.

Il fallait donc pour les deux studios trouver des horaires de réunion communs. Ce qui justifia par la suite l'achat de centaines de webcams HD, permettant à chacun(e) d'entrer rapidement en contact avec n'importe quel autre développeur, qu'il se trouve dans tel ou tel studio.

Malgré toutes nos bonnes intentions, le temps d'itération et de partage des ressources était considérablement ralenti par la divergence des zones horaires et notre difficulté à communiquer efficacement entre studios. Nos réunions quotidiennes étaient devenues purement formelles et rigides.

Au final, les dirigeants des deux studios ont fini par convenir d'une solution : les développeurs devraient être physiquement présents là où leur groupe d'action se trouverait. Certains programmeurs durent donc poursuivre la production loin de chez eux, des mois durant.

Un fonctionnement qui fera ses preuves puisqu'il sera pleinement exploité lors de la production d'un autre projet, alors toujours en chantier chez Insomniac, Edge Of Nowhere. Grâce à une documentation référençant les différents rôles nécessaires à la production, et leur groupe d'appartenance, les développeurs auraient au final une bien meilleure vision de l'ensemble hiérarchique du projet.

Il y a un dicton chez nous qui dit que la culture fait de l'organisation son petit-déjeuner. Mais au vu du talent de nos développeurs et des opportunités formidables que cette collaboration nous ouvre, nous serions idiots de ne pas perséverer.

De mauvaises pratiques d'archivage

On pourrait penser que l'on accorde une valeur immense à notre propre travail. Mais parfois, nous passons d'un projet à l'autre si rapidement que nous oublions de stocker et nommer proprement nos ressources. Si j'avais une machine à remonter le temps, je m'enverrais une lettre du genre "Donne un nom descriptif à chaque élément, sale idiot !".

Pour faire simple : l'équipe n'avait plus accès aux fichiers sources des opus PS2. Non sans hasard, puisqu'à l'époque les développeurs utilisaient des normes nominatives purement numériques. Autrement dit, chaque fichier disposait d'un titre constitué... de chiffres ; rien qui puisse décrire précisément le contenu du fichier concerné, en somme.

À cette époque, nous utilisions un logiciel fait-maison pour le management de nos données, lequel est depuis longtemps inaccessible. Qui plus est, notre structure directive était ouverte à tous, avec des fichiers sources fréquemment masqués au sein de répertoires locaux.

Quant à nos ressources de l'ère PS3, elles étaient mieux rangées, plus accessibles mais demeurent infestées de pratiques nominatives douteuses.

Bref, cela signifiait que pour chaque ancienne ressource dont nous avions besoin, il nous fallait retrouver et contacter la personne en charge de sa gestion à ce moment là. Dieu soit loué Greg Baldwyn et son savoir encyclopédique en ce qui concerne les personnages et les armes de la saga.

Par chance, la collection HD Ratchet & Clank parue sur PS3 allait littéralement sauver la production. En effet, ce douloureux et long travail de reconstitution des données, tant redouté par Insomniac, avait été accompli quelques années plus tôt par le studio Idol Minds.

Chaque modèle, chaque élément avait été extrait un par un depuis un disque "master" du premier Ratchet & Clank sur PS2, et renommé, réarchivé dans des banques de données bien plus lisibles et faciles d'accès.

Nous avons donc demandé le soutien de la société de consultation technologique Tin Giant, afin qu'ils puissent extraire les données de la collection HD PS3 et les convertir aux formats supportés par notre moteur actuel.

Depuis, nous sommes devenus bien meilleurs dans nos pratiques nominatives, tout en préservant des répertoires bien plus clairs et des données bien plus accessibles. Autant dire que nous avons appris de nos erreurs passées de la manière forte.

La sous-estimation du temps de production des cinématiques

Voici l'une des erreurs à rajouter à notre déprimante liste d'erreurs que l'on commet à chaque fois. Nous sommes vraiment mauvais dans la planification de production de nos cinématiques.

Ce n'est un secret pour aucun studio de développement, la réalisation de cinématiques est un processus long et complexe qui demande du temps, beaucoup de temps. Ce processus est en réalité très similaire à celui éprouvé par les studios d'animation tels que Dreamworks ou Pixar : du script au storyboard, du storyboard à l'animatique 3D, de l'animatique 3D au rendu final, autant d'étapes qui impliquent chacune des efforts conséquents et communs.

Nous pensons toujours à tort savoir combien de temps nous avons besoin. Nous basons nos estimations sur le script. Une minute d'animation par page de script est en général une règle pertinente. Le souci, c'est que nous oublions de prendre notre ambition en compte.

Nous ne nous satisfaisons jamais pleinement des cinématiques narratives centrales, nous souhaitons toujours plus de transitions élégantes entre chaque segment de gameplay, nous voulons des personnages non-jouables plus expressifs et mieux animés qu'initialement prévu. Nous voulons que Ratchet & Clank puissent sauter à bord de leur vaisseau de manière totalement fluide, et que le vaisseau suivre une trajectoire de décollage spécifique à chaque monde. Si nous ne remplissons pas chacune de ces volontés dans notre cahier des charges, nous devenons très tristes et tout le monde râle.

L'animation traditionnelle, à la main, contribue grandement au charme de la saga et Insomniac en a bien conscience. Seulement voilà, cette méthodologie d'animation demande, comme nous le disions ci-dessus, une quantité non négligeable d'heures de travail, ce qui finit toujours par étirer le planning.

Nos animateurs adorent leur boulot, ils accordent énormément d'heures supplémentaires à chaque projet, toujours dans une course effrénée contre un planning qui pardonne peu. Bien heureusement, c'est un travail plaisant et fun, mais cela n'excuse rien. Nous avons réellement besoin d'améliorer notre planification à ce niveau.

Depuis, les studios Insomniac ont tiré leçon de cette erreur et l'on peut donc présumer que Ratchet & Clank PS4 était le dernier projet à en pâtir. La solution ? Accorder davantage de temps à la création des animatiques 3D (= l'équivalent d'un brouillon pour une animation 3D, avec des mouvement très basiques, dont le rôle est de fixer un bon timing et de bons mouvements de caméra), et être plus rigoureux dans l'évaluation du nombre de personnages à animer, de décors à exploiter, et de cadrages à appliquer.

Nous allons inévitablement tomber sur des scènes en nous disant qu'elles n'étaient pas nécessaires, jusqu'au moment où nous jouons le jeu du début à la fin pour la première fois. C'est dans la nature même de ce processus. Nous continuerons malgré tout sur cette voie, afin de nous sauver de nous-même.

La réduction des effectifs

Dans l'industrie du jeu vidéo, la taille d'une équipe de développement varie non seulement selon l'ampleur du projet, mais aussi selon son état d'avancement. Ainsi, bien souvent, les phases de pré-production et d'optimisation sont prises en charge par des effectifs réduits, là où en revanche, lors du pic de production, l'équipe va se grossir temporairement.

C'est une dynamique très courante et désormais éprouvée par une majorité de studios. Il n'est d'ailleurs pas rare que des développeurs soient embauchés sur le tas, en contrat à durée déterminée, afin de renflouer les rangs lors des phases nécessitant le plus de mains d'oeuvre possible. Lorsque les médias parlent de licenciements intempestifs au sein d'un studio, il n'est pas tant question de licenciements purs et durs que de nombreux contrats provisoires ayant touché à leur fin.

Nous avions l'opportunité d'étendre le développement de plusieurs mois. Mais la majorité de l'équipe de production était attendue en renfort sur d'autres de nos projets, et de toute manière, nous n'avions pas le budget suffisant pour justifier une importante charge supplémentaire de travail.

Afin de profiter toutefois de ce temps additionnel, nous avons relégué la plupart de nos effectifs une fois le jeu passé Gold (= terminé, prêt à être pressé et gravé sur disque, en vue de son industrialisation et de sa commercialisation), et avons conservé une toute petite équipe dédié à son optimisation.

Et parfois, arrivé à un certain stade du développement, des effectifs réduits se montrent plus efficients qu'une grosse équipe, et ce pour la simple raison qu'un petit groupe est bien plus aisé à diriger.

Ce n'est pas notre manager de projet qui dirait le contraire. Cela dit, ce choix impliquait de devoir confier un projet à grande échelle à une poignée de personnes. Nous n'avions que deux programmeurs et un seul designer au final. Heureusement, notre petite équipe de post-production était constituée de véritables champions. Ils ont saisi un défi monstrueux à bras-le-corps et sont parvenus à délivrer une expérience Ratchet & Clank hautement aboutie et peaufinée.

Néanmoins, à l'avenir nous aimerions nous en tenir à une réduction des effectifs plus fluide et adaptée à la charge de travail restante.

Le report des dates de sortie

Nous tirons une réelle fierté dans notre capacité à respecter les dates qui nous sont imposées. Et bien que l'idée de devoir boucler Ratchet & Clank PS4 en l'espace de seulement dix mois nous paraissait dingue, c'était le genre de folie à laquelle nous étions habitués.

Mais rapidement, Insomniac appris la nouvelle : le film Ratchet & Clank serait décalé à une date future, afin de lui trouver une place sur le marché hautement concurrentiel du cinéma. Un marché si concurrentiel, à vrai dire, que la plupart des distributeurs ne verrouillent jamais de date par avance.

Pour nous, cela signifiait davantage d'interruptions et de reprises que d'habitude. Nous allions atteindre la ligne d'arrivée de pleine force, tout cela au final pour nous entendre dire que la ligne d'arrivée allait être déplacée. Et malgré le côté rassurant de ce changement, l'équipe l'a essentiellement vécu comme une déception.

Ne nous y trompons pas, d'un point de vue extérieur et neutre, le gain de temps peut toujours sembler être une bonne chose, sauf que du point de vue d'un créateur ayant passé des milliers d'heures sur un projet, la fin de sa production est aussi un soulagement synonyme d'aboutissement.

Nous avons vite appris à nos dépends que le temps additionnel peut s'avérer tout aussi émotionnellement éreintant que le manque de temps. L'univers est vaste et mystérieux...

Ce qui s'est mal déroulé